KỶ NIỆM VỀ TRƯỜNG THIÊN-HỰU Ở HUẾ
NGUYỄN XUÂN HỒNG
Nguyen-Xuan Hong
68 rue Vincent Fayo
92290 Chatenay-Malabry
France
Chatenay, le 1er Juin 2001
Các Anh Các Chị thân mến,
Je vous écris de mon bled, Chatenay-Malabry, France. Êtes-vous sûr de savoir ce qu'est la France? Vaste sujet! Je suis sûr que vous ne connaissiez pas la France comme moi. Son histoire! Son histoire contemporaine. L'histoire faite par le peuple et non l'histoire des dignitaires, Chirac, Jospin …
Une date: le 12 Juillet 1998. C'est quoi cette date? Vous n'en savez rien, je le sais bien!
Le 12 Juillet 1998 l'équipe de France a battu l'équipe du Brésil pour devenir champion du monde de football! Et que se passait-il dans la soirée? Un million de personnes descendaient les Champs-Elysées en chantant jusqu'à minuit, à tue tête: "ON A GAGNÉ! ON A GAGNÉ! ON A GAGNÉ!". C'est normal. Devant un tel triomphe, on ne peut s'empêcher de pousser haut et fort un cri du cœur.
Ce cri du cœur, je l'ai eu aussi, le 24 Mai, en fin de soirée, à la fin du dernier banquet offert à P. Lefas à Saigon, la veille de son retour en France. A ce moment-là les copains m'ont invité à dire quelque chose. Mais ils ont déjà tout dit, alors il me restait à pousser un cri du cœur.
Au lieu d'un cri simple, j'ai été un peu snob. Et je voulais aussi m'adresser aux copains qui n'étaient pas au VN avec P. Lefas et qui sont anglophones:
WE DID IT AND WE DID IT GREAT!
J'aurais pu être snob mais plus calme: "we did it and we did it well!" (s'il vous plaît, imaginez cette phrase dans le plus pur accent d'Oxford!).
Il n'y a que Shakespeare pour parler comme ça ! Mes neveux et nièces qui vivent aux Etats-Unis auraient rigolé! Quand ils sont contents de quelque chose ils crient:
IT'S GREAT! IT'S GREAT!
Tout comme ces champions de tennis qu'on voit à la TV, après avoir marqué un point difficile, frapper du poing dans l'air, secouant la tête comme des fous, se disant: "J'ai gagné ce point! J'ai gagné ce point".
Mon cri et mon attitude peu habituels au VN avaient provoqué des interrogations qui m'amusaient beaucoup. Il y en a même qui se demandaient pourquoi je suis fâché contre les "américains" (les copains habitant les US)! Une seule personne a compris et m'a lancé une plaisanterie très à propos: "Dis donc, tu imites César!" Moi, César?! "Ton slogan c'est Veni, Vidi, Vici." Joli compliment, je l'accepte bien, quoique exagéré et injustifié.
Le voyage de P. Lefas au VN, voulu par lui-même, par beaucoup d'entre nous en particulier nos condisciples établis au VN qui en ont eu l'idée, organisé par beaucoup d'entre nous, est une aventure pleine d'inconnues: la santé de P. Lefas, les aléas de l'accueil, le respect scrupuleux des réglementations locales sans réduire le plaisir de P. Lefas d'aller à la rencontre des gens. C'est un pari que nous avons gagné. Ensemble. Et en GRAND, GREAT. Parce nous l'avons gagné en long, en large, en profondeur, en hauteur.
En long. Le voyage durait 14 jours seulement. Mais 14 longs jours, très longs, parce que c'était très dense. 14 jours de vie condensée. Et puis "long" parce qu'il y a encore la mémoire.
En large. Il n'y a qu'à nous rappeler le nombre de personnes venues voir P. Lefas au VN. J'avais estimé un peu vite à 250. Il y en avait bien plus, 350 ou même plus. En comptant vous-mêmes qui, hors du VN, avez "accompagné" P. Lefas à votre manière, on arrive facilement à 400.
En profondeur. Nous connaissons bien les sentiments de tous ceux qui étaient venus voir P. Lefas. Ils sont venus le voir avec leur cerveau, avec le sang qui coule dans leur poitrine. Ils sont venus voir P. Lefas mais aussi pour être réunis, se retrouver.
En hauteur. Avant de partir de Paris, P. Lefas m'a demandé s'il serait possible pour lui de célébrer une messe au VN. Je ne suis pas catholique, mais le sentiment religieux est là. Passer 2 ans à l'Institution Jeanne d'Arc, puis 8 ans à la Providence, cela ne peut être autrement. Sa question est une merveille: vivre à Hué une quarantaine d'années en traversant des tragédies, quitter le VN dans le drame depuis un quart de siècle pour y revenir avec le désir de célébrer une messe sur cette terre de douleur, cette terre de malheur! Cette terre qui a toujours besoin d'aide. D'où qu'elle vienne. Des hommes, du Ciel. L'aide des hommes, nous savons que P. Lefas n'a cessé de la prodiguer vers le VN, vers Hué. L'aide du Ciel, il veut aussi l'apporter avec lui, même dans des conditions hasardeuses. Le temporel, le spirituel, tout son être, notre P. Lefas en a toujours fait don au VN, à Hué. Sa question exacte était: "Est-il possible pour moi de célébrer une messe là-bas?". Je n'en savais strictement rien, mais je me promettais de tout faire pour qu'il puisse célébrer une messe sur le sol du VN. Ce n'était pas une, mais 10, 12 messes que P. Lefas avait célébrées avec P. Larroque à Saigon, DaNang, Hué, évidemment en privé mais sans rencontrer la moindre difficulté. Des actes dont la signification se trouve bien au-dessus de notre tête, n'est-ce pas?
Quand je parle de GRAND, il s'agit de tout cela et non des sujets "bassement matériels" comme l'abondance de la nourriture d'un banquet ou le cadre d'un hôtel. D'ailleurs tout le monde sait que P. Lefas peut parfaitement prendre en charge son séjour au VN. Il a eu la grande délicatesse d'accepter notre invitation.
Le succès de notre entreprise dépasse les espérances du début: satisfaction mutuelle de tous côtés.
Côté de nos amis au VN: ils ont été comme des personnes marchant au soleil qui trouvent en P. Lefas une source de fraîcheur. Une source non à boire mais sur laquelle ils déversent tant de paroles gentilles, tant de sentiments, tant de souvenirs. C'est évidemment une manière de "boire" à une source. P. Lefas s'en délecte. Habitant hors du VN, si vous aviez été sur place avec lui, certains se seraient peut-être amusés ou étonnés de ce sentimentalisme. Nous n'avons pas ce sentimentalisme, mais nous avons bien d'autres choses ici en Occident: la névrose par exemple. Ou la griserie des illusions de toute sorte. Il me semble pourtant que des psychologues, des psychanalystes essaient de créer du sentiment comme remède contre ces maux plus répandus ici que là-bas. Les souvenirs sont toujours teintés de nostalgie, c'est-à-dire encore du domaine du sentiment. J'entends souvent une certaine catégorie de gens se gausser de ceux qui vivent leurs souvenirs, surtout parmi les "jeunes" qui n'ont pas encore le temps de remplir leur mémoire. Ces esprits "forts" disent que le passé n'a pas de valeur, oubliant qu'une vie, une fortune, ne peuvent être construites qu'avec un passé, que sans la mémoire ils ne peuvent même pas savoir dans quelle banque ils ont mis leur argent depuis hier! Si l'on se laisse emporter vers le passé et y rester prisonnier, en effet ce serait du passéisme. Mais si le souvenir est un mouvement mental ramenant le passé vers le présent pour le revivre, c'est une manière de gonfler le temps passé, seul moyen de modifier, de dévier un peu la linéarité mortelle du temps. Le souvenir n'est pas un simple mouvement du sentiment, mais aussi un mouvement de vie.
Côté P. Lefas: "Je suis en train de finir un rêve". P. Lefas le dit à plusieurs personnes au moment de quitter Hué, la fin de son pèlerinage. A l'aéroport de Phu-Bài, le matin du départ de Hué, une fois les formalités effectuées, les adieux faits, dans la salle d'attente d'embarquement, je le voyais tassé dans son fauteuil roulant, la casquette vissée très bas sur sa tête penchée à côté. Je m'approchais pour voir, puis reculais rapidement: il avait les yeux tout rouges, un sillon brillant sur sa joue. Il était en train de pleurer. Si l'on n'oublie pas que P. Lefas est presque centenaire, qu'il a été prof, qu'il est un prêtre, qu'il a traversé tant d'épreuves à Hué, que c'est une personne qui "en a vu d'autres", on comprendra alors la signification et la beauté de ses larmes discrètes, dissimulées.
C'est sûr, c'est du sentiment, ces larmes. Mais c'est bien plus que cela.
*
* *
Beaucoup d'entre nous un peu cinéphiles connaissons et n'oublions pas ce chef-d’œuvre du grand cinéaste suédois Ingmar Begrman: "Les Fraises Sauvages" (1). Ce film est une magnifique réflexion sur ce qui peut faire le bonheur, sur la vanité des illusions de la réussite sociale, des honneurs, du carriérisme, et les regrets qu'on éprouve quand on a l'intelligence d'être enfin conscient de cette vanité. En un mot, une réflexion sur l'humanisme. Le personnage du film est un vieux professeur d'université qui se repose un jour d'été dans sa chambre. De doux rayons de soleil de l'été suédois, les rires des enfants, ses petits enfants, qui ramassent les fraises sauvages dans le bois, traversent les persiennes de sa fenêtre. Le grand professeur se remémore sa vie, depuis les jours où il ramassait lui aussi des fraises sauvages. Il se rend compte qu'il l'a gâchée, par manque d'humanisme. Tout sacrifier pour sa carrière, tout mépriser à cause de sa réussite sociale, a tout desséché chez lui. Le plus terrible c'est que la froideur, l'arrogance se sont emparé de lui peu à peu sans qu'il s'en aperçoive. Il est passé à côté de bien de moments de bonheur qu'il n'a jamais connus. A la fin il sent la mort arriver et le temps se liquéfier autour de lui: l'horloge au mur coule comme une pâte de pizza qu'on suspend. Il sait qu'il va s'en aller sans rien laisser de solide dans le cœur et l'esprit des gens.
P. Lefas est l'exact contraire de ce personnage.
Je ne connais pas assez son passé. Un jour je le lui demanderai peut-être. Mais ce que nous voyons nettement de lui, c'est d'abord son dévouement de nos années de collège, un dévouement naturel mais en même temps réfléchi. Son dévouement et sa grande humilité sous-jacente. Deux images se télescopent souvent dans ma tête. En 1962 ou 1963, je lui rendais visite au cours d'un de ses séjours de vacance à Paris. Ce fut dans le somptueux appartement de sa famille (son beau-frère?) du quartier du Champs-de-Mars, très beau quartier de Paris, à côté de la tour Eiffel pour ceux qui la connaissent sur les photos. Ce n'est pas un quartier de nouveaux riches. J'étais très impressionné de ce beau logement, pas tellement par la richesse du décor, mais par son raffinement. C'est le raffinement qu'on retrouve partout dans le monde, sous différente forme, quelquefois d'une grande simplicité, aussi bien au VN qu'ici en France, des demeures de grande tradition familiale. Puis il y une dizaine d'années, P. Lefas m'a montré une photo assombrie par le temps prise sur la colline Vong Canh (Bellevue?) à Hué, en 1937-1938, où l'on voit P. Lefas en soutane noire avec 2 jeunes gens habillés de chemisettes, shorts blancs et chapeaux coloniaux. Le lien entre ces 2 images de 2 mondes tellement loin l'un de l'autre est une personne qui avait fait un choix curieux. Je me demande souvent quelle motivation avait poussé un fils de famille, diplômé d'une grande école d'ingénieur de Paris à tout laisser en France pour aller s'impliquer dans l'effroyable tourmente qui guettait déjà le VN à cette époque. Dans un pays comme la France actuelle dont la tradition anticléricale est aussi forte que le sentiment républicain, certaines personnes expliquent cette motivation par une constatation lapidaire: "Oh, ce n'est rien d'autre que le fait d'une époque où les familles bourgeoises françaises avaient l'ambition d'avoir 'un curé' dans la famille et qui plus est un curé qui part dans les colonies!" Peut-être, mais c'est trop simpliste. Il nous faut encore savoir de quelle manière un tel 'curé' allait exercer son sacerdoce. Quoiqu'il en soit, P. Lefas est entré aux MEP et est venu à Hué, en délaissant une situation matérielle qu'on devine plus que confortable, avec de possibles honneurs qui griseraient plus d'un d'entre nous. Et avec d'autres professeurs à l'Institut de la Providence, il nous a formés. Je ne me laisse pas aller ici longuement aux considérations confucéennes de reconnaissance de l'élève envers le maître, certes honorables mais un peu "hors norme" dans la pensée et les mœurs de nos jours. Le confucianisme prête à controverse parce qu'on sait maintenant qu'il est cause d'une certaine sclérose des sociétés où il s'était développé. Le sentiment de reconnaissance envers un professeur fait partie de notre éducation, ne disparaît jamais de notre esprit. Mais pour moi, le mot reconnaissance dans le cas d'une formation reçue, a plus le sens de la recherche et de la compréhension d'une situation, comme une section de soldats en reconnaissance du terrain. Comme pour vous tous, le collège "La Providence" reste un repère pour me situer à chaque moment important de la vie. C'est pourquoi je me sens redevable plus envers le savoir reçu avec lequel on construit sa vie, qu'envers les personnes. D'autres que moi, surtout dans une société réputée cartésienne, vont encore plus loin: pas de sentiment envers ces professeurs, cet enseignement de la 3è et 4è Républiques Françaises (2), surtout quand cet enseignement est dispensé par des "curés" dans une colonie! Si quelqu'un parmi la flopée d'ingénieurs, de médecins, d'avocats, d'entrepreneurs, d'universitaires … que nous sommes devenus, veut se jeter à la poubelle, qu'il le fasse, pas moi. P. Lefas était venu à Hué pour se consacrer à notre formation et ce faisant il a rejeté exprès le carriérisme, l'ambition sociale pour épouser l'humilité de son statut d'ecclésiastique (ce n'est pas toujours le cas, on le sait) et d'enseignant, d'un dévouement hors norme. Et surtout dans tous ses actes il reste constamment et étonnamment proche des gens. Certes dans ses tâches d'enseignant il s'est fait craindre souvent, mais d'une bande de gamins! Des gamins qui, devenus adultes, plus qu'adultes, continuent à l'aimer et à le respecter, comme au cours de ce voyage au VN. Il n'y a jamais eu de danger pour P. Lefas de devenir le personnage détestable du film d'Ingmar Bergman.
Ce n'est pas maintenant, en vous écrivant que je pense à cette œuvre cinématographique, où un homme revoit sa vie pour en faire une sommation (pas pour tirer sur quelqu'un, c'est un sigma en mathématiques). Tout au début de ce projet de voyage au VN, de retour vers Hué de P. Lefas, j'y ai vu un intérêt particulier: son … âge avancé! C'est ce point qui m'excitait et me poussait à m'engager immédiatement à l'accompagner. Parler de son âge avancé est une marque de respect au VN, une impolitesse en France. Peu importe, c'est juste une mesure des étapes d'une vie. Je flairais, comme pratiquement nous tous que P. Lefas revient à Hué pour "revoir le film" de sa vie. Mais pour revoir le film de sa vie, il faut faire un film! J'étais très curieux de voir comment "ce film" va être joué par "le vieil homme" au cours d'un tel pèlerinage vers un tel pays.
Eh bien, le vieil homme s'est montré au-dessus de tout! Capable d'une incroyable vitalité spirituelle, mentale, sentimentale, d'une joie de vivre qu'on ne soupçonne pas à son âge, d'une vivacité, d'une spontanéité d'esprit réjouissantes! Sans parler de sa générosité naturelle, que sa lucidité n'entame pas. La raison de cette vitalité? Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois: son humanisme.
Un soir à Saigon, de retour d'un dîner, à la descente du taxi, un petit garçon, vendeur de chewingum se présente. Au lieu nous embêter avec sa marchandise tenue à la main, le garçon regarde P. Lefas puis me dit: "Ong cu nay hom qua co mua chewingum cho chau". ("Cet honorable vieux Monsieur m'acheté une tablette de chewingum hier"). Je ne sais ce que le garçon a dans sa tête. Sûrement il a dû comprendre que nous ne sommes pas des touristes à qui il peut s'agripper. Il doit y avoir autre chose, il doit avoir senti instinctivement un respect pour ce "ong cu". Peut-être aussi P. Lefas avait-il eu un geste spécial pour lui la veille, un geste qui ne se limite pas seulement à payer "un prix spécial" mais un geste plein de compréhension communicative. Alors au lieu de coller à nous, à Eva par exemple, proie habituelle dans ces circonstances, pour essayer de placer encore quelques-uns de ses chewingums, après avoir dit cette réflexion comme une salutation, il s'en va tranquille sur le trottoir, les yeux brillants de contentement! P. Lefas me demande ce que veut le garçon. Curieux P. Lefas, il est tard, il est fatigué, il faut encore qu'il s'intéresse à ce dit un petit garçon qui passe. "Il dit simplement que vous lui avez acheté une tablette de chewingum hier." P. Lefas lâche mon bras, s'appuie fermement sur sa canne, s'en va vers la porte de l'hôtel d'un pas joyeux, le corps redressé, presque "militaire", un large sourire sur son visage illuminé: "Ah! Il m'a reconnu, le petit garçon!" A 95 ans, être encore capable de se réjouir parce qu'un petit garçon le reconnaît dans la nuit sur le trottoir de Saigon: aurais-je un jour cette joie, cette vitalité et cette profonde humilité à cet âge là? Ou bien regarderais-je ce garçon avec dédain, comme s'il n'existait pas, comme juste une ombre de la rue?
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* *
Le voyage est de plus en plus fatigant quand nous atteignons Hué. Dans la tête de P. Lefas le bonheur de vivre ces jours à Hué est trop grand. Il ne tient pas compte de sa fatigue. Il veut exécuter le maximum de son projet depuis le départ de Paris: voir les gens. En préparation du voyage, il m'avait donné une liste de personnes, que je gardais bien de diffuser par email! Terrible détail: à Mortefontaine, on lui avait demandé une liste de lieux à visiter et il me donne une liste de personnes! Le dernier jour à Hué, le repas de midi pris, il montait faire sa sieste. Je l'accompagnais. Dans sa chambre, il se retourna et me prit par surprise:
* Tu sais, je n'ai pas encore vu cette pharmacienne.
* Oui mon Père, je n'ai pas oublié. Elle est sur la liste que j'ai toujours sur moi. Je m'en occupe pour l'après-midi.
Je ne l'ai pas oublié, mais j'espérais que lui a oublié! On est à moins d'une nuit du départ de Hué, à quelques heures du dernier banquet, et la visite de l'archevêque de Hué est prévue dans l'après-midi!
* Son adresse est un peu compliquée. Tu arriveras à la trouver? C'est l'adresse d'une pharmacie. Il semble qu'elle n'habite pas là, mais à côté. Tu demanderas à la pharmacie d'abord, mais il faut savoir que ce n'est pas là qu'elle habite.
Il ne manque plus que çà: P. Lefas me renseignant comment trouver une personne à Hué! Bon, j'ai compris, mon Père: vous tenez à cette personne. Je vais essayer de trouver cette pharmacienne (encore une!).
Pas de sieste donc pour moi. Mais franchement, quelle idée de venir à Hué avec P. Lefas pour faire la sieste!
J'évite le piège de prendre un cyclo-pousse devant l'hôtel Morin. Je remonte un peu la grande rue Lê Loi en direction de la gare. Je discute le prix avec un cyclo-pousse qui doit m'amener à l'adresse inscrite par P. Lefas sur sa liste.
Nous passons le pont TruongTien, la porte ThuongTu. Le cyclo-pousse continue assez péniblement sa course pendant que je regarde les numéros des maisons. Point de N° 15 de la rue DinhTienHoang. Ayant l'impression d'aller trop loin, j'arrête le cyclo-pousse et le renvoie. Je pense qu'on n'est pas loin de l'adresse recherchée. Après 2, 3 discussions avec des passants, on me dit qu'il y bien une pharmacie dans cette rue, mais c'est de l'autre côté de la porte ThuongTu, à environ 700-800m de l'endroit où je me trouve. Il faut rebrousser chemin à pied. Il est environ 1h30 en début d'après-midi. Le soleil tape fort. Je sens la chaleur de mes cheveux sous la casquette serrée sur ma tête. Je sens le soleil brûler la peau de mes bras. Je me dis: pourquoi tant de zèle, il n'y a qu'à dire à P. Lefas que je n'ai pas trouvé cette dame, qui n'est pas une ancienne élève, ni ancienne étudiante, que ni lui ni moi ne connaissons. Je me sens un peu stupide.
*
* *
Le 13 Mai, c'était la grande réunion à Saigon. Le 14 à midi il y avait un déjeuner avec une vingtaine de personnes, déjeuner mal préparé, dans un restaurant qui avait une panne d'électricité: repas dans une chaleur étouffante. L'après-midi du 14, TM Tâm organisait la visite à P. TV Dzu dans sa maison de retraite à côté de l'église ChiHoà La visite était programmée un peu tôt, P. Lefas n'a pas eu le temps de se reposer beaucoup. L'après-midi du 14 se passait mal. P. Lefas était très fatigué et pas content: "A ce rythme ils vont me tuer", avait-il dit à P. Larroque! Le soir TK Lân et sa femme nous invitaient chez eux. Le dîner se passait pas trop mal, mais à la fin P. Lefas devait s'isoler pour respirer! Il allait mal! Tout le monde était inquiet, en premier lieu moi-même. J'étais probablement trop anxieux, je me posais déjà des questions sur un éventuel arrêt du voyage, tellement P. Lefas semblait épuisé. Avec la responsabilité que j'ai reçue du frère cadet de P. Lefas pour veiller sur sa santé, que les copains au VN me laissaient gentiment assumer, je décrétais que le lendemain, 15 Mai, ce serait le repos complet: pas de déplacement, toutes les visites annulées, P. Lefas ne devrait pas quitter sa chambre. Le 15 Mai vers 8h30 LV Long qui logeait, avec Eva sa femme, à l'hôtel avec nos 2 Pères, m'appela pour m'annoncer que P. Lefas était en pleine forme, qu'il voulait suivre tout le programme prévu! LV Long m'a raconté par la suite un dialogue surréaliste entre nos 2 Pères au petit déjeuner (je ne logeais pas à l'hôtel et ne prenais pas de petit déjeuner avec le groupe).
P. Lefas: Aujourd'hui, c'est Saint Jacques!
P. Larroque: Non, mon Père, aujourd'hui c'est Ste Denise.
* Non c'est St Jacques.
* Non, je vous le dis: c'est Ste Denise!
* Je veux dire aujourd'hui c'est Cap St Jacques! On va à Cap St Jacques.
* Mais Hong a dit qu'il faut vous reposer: pas de Cap St Jacques.
* Pas de Cap St Jacques? Mais c'est lamentable!
LV Long a compris: il m'appela au téléphone. (3)
J'arrive à l'hôtel vers 9H passées. P. Lefas m'annonce qu'il est en super forme: il a pu dormir 5H d'un seul trait. Gros, gros soulagement. Donc on va à Cap St Jacques. On doit prendre le bateau, une espèce d'hydroglisseur (hydroptère?) assez confortable qui nous amène à VungTau en 2H environ. Les jours d'avant on s'est renseigné sur les horaires: il doit y avoir un départ à 10H30. L'hôtel est à 500m de l'embarcadère, mais il faut un taxi: P. Lefas ne peut marcher si loin. A l'embarcadère le bateau de 10H30 est annulé, tout comme les avions à NY! 2 heures à attendre: direction hôtel Majestic, à 100m mais en taxi, pour un apéro. Apéro, puis un plat rapide pour tout le monde: nous étions invités par P. Lefas, très en forme, qui apprécie son cocktail vodka-liqueur de café! De mieux en mieux, ouf pour la santé de P. Lefas! Pendant l'apéro, je suis sorti acheter les billets. Au retour, assis à côté de P. Lefas, je sens son désir d'avoir TK Lân avec lui. Il porte notre ami TK Lân au plus profond de son cœur. Chers amis, c'est comme ça: ce n'est pas la peine d'être jaloux. Et puis c'est vilain!
* Est-ce que vous voulez que j'appelle TK Lân pour qu'il vienne avec nous?
* Oui! (dans un souffle).
* Quelqu'un d'autre?
* Non! (catégorique).
J'appelle l'heureux élu. La veille j'ai suggéré à TK Lân de se reposer aussi, tout comme à TM Tâm. Lân est effectivement très fatigué et en plus il n'est pas disponible ce matin-là. Il me dit de dissuader P. Lefas d'aller à VungTau, parce que la météo n'est pas bonne. Je lui explique que ce n'est pas possible: P. Lefas tient absolument à y aller et puis j'ai déjà acheté les billets. Moi-même je ne suis pas très conscient du mauvais temps à VT: il fait un soleil magnifique ici sur les quais de la rivière Saigon.
On s'avance sur la rivière de Saigon dans le beau temps. On savoure le spectacle du fleuve. On le voit peu à peu s'ouvrir magnifiquement, avec sur les berges la végétation typique du sud du VN, le paysage des "12 bên nuoc". Des barques chargées de marchandises montent et descendent le fleuve. D'autres plus petites fendent l'eau non loin de notre hydroglisseur. Depuis Paris j'avais une idée derrière la tête: imprimer dans l'esprit de P. Lefas au cours de ce (ultime?) voyage la vision de ce qui fait l'essence du paysage VN: l'eau et la terre (comme par hasard: dat-nuoc!). De mon point de vue, c'est réussi.
On s'approche de l'embouchure quand il commence à tomber des cordes. Une pluie torrentielle, une bonne pluie de mousson. Les petites barques qui nous suivaient ont la plupart disparu du fleuve, sauf quelques-unes à moteur, que nous voyons à peine assez loin de notre bateau, dans leur forme très effilée perdues dans l'eau du fleuve et de la pluie comme des trous d'aiguille sur une longue et large bande d'étoffe d'un brun pâle et flou. Il pleut de plus en plus fort. On ne voit pas plus loin qu'une centaine de mètres. Eva me demande comment le pilote peut se repérer. Je lui réponds d'un ton sûr: "Il y un radar!" Belle affirmation gratuite pour me rassurer moi-même. On espérait que la pluie cesse. Mais quand on sort du fleuve pour se retrouver en mer et remonter la côte vers VungTau, on ne voit rien que de la pluie tout autour! Ce n'est pas la tempête, mais un gros gros temps de la mousson. Il pleut, le vent est fort. Je me demande quelle surprise allons-nous affronter à VT, comme TK Lân avait prévenu. En longeant la côte, nous finissons par apercevoir les montagnes de Cap St Jacques, à notre gauche. Puis le port. On accoste.
Le gros problème est là: les vagues, le bateau qui bouge, le ponton qui bouge qu'il faut traverser entre le bateau et le quai! Prenant mon air le plus flegme, je demande au groupe de rester en arrière, attendant que tout le monde soit descendu du bateau pour faciliter la sortie de P. Lefas. En réalité ma tête bouillonne! Seule Eva s'en aperçoit; elle me le dira plus tard. Je pars toujours de l'hypothèse la plus défavorable: si je ne peux faire descendre P. Lefas, les autres iront se promener, je resterai avec lui sur le bateau. Quelle déception! Insupportable pour P. Lefas. Faire tout ce trajet avec un désir si fort de voir Cap St Jacques, puis rester bloqué sur le bateau! Je me rapproche de la sortie pour examiner la situation. L'idée me vient de … la situation de ma mère! Elle ne marche pas bien, souvent on la porte pour l'amener se promener en voiture dans Saigon. J'aborde un homme:
* S'il vous plaît. J'ai un problème. Je dois faire descendre un vieil homme qui ne peut pas marcher.
L'homme n'a pas le temps de répondre, un garçon d'une quinzaine d'années lui coupe la parole:
* On le met sur un cyclo et on le pousse.
* Mais non, je prendrai un taxi pour nous promener.
* On le pousse d'abord sur un cyclo jusqu'à la rue.
* Ah, je comprends. Mais comment le met-on sur le cyclo? Quelqu'un peut le porter pour traverser le ponton qui bouge, là?
* Bien sûr. J'appelle quelqu'un.
Le garçon est parti avant que je lui dise merci.
J'annonce la solution au groupe: P. Larroque est dubitatif, mais ne peut être contre! Et pour cause! Je lui demande de quitter le bateau avec LV Long et Eva.
Le garçon revient avec un jeune homme assez costaud, qui curieusement reste un peu courbé. Je lui demande de se redresser. Il semble faire l'affaire: je me dis que P. Lefas doit faire dans les 55kg, l'homme est probablement capable de le porter. Les jours d'après P. Lefas m'apprendra qu'il pèse encore 65kg! Probablement signifie avec une certaine incertitude! Je demande à P. Lefas s'il veut bien s'agripper au dos du porteur. Avec enthousiasme: "Pas de problème". Il veut quelque chose, se fixe un but et s'y tient: il nous a expliqué, appris, répété ce principe combien de fois, vous- rappelez-vous? Il nourrissait l'idée de visiter Cap StJacques depuis le début du projet de voyage.
Le porteur part devant, P. Lefas sur le dos! Le garçon essaie d'aider le porteur, c'est-à-dire il n'est pas très rassuré non plus! Je suis derrière le porteur et P. Lefas, me disant que si le porteur perd pied je n'ai pas assez de force, pas assez de masse pour arrêter la chute de nous 3 dans l'eau du port! Dans ce cas P. Lefas ira se présenter à Dieu, le porteur s'en réchappera peut-être, tandis que moi-même irai me réfugier chez le seigneur HàBá pour éviter les explications inutiles à tout le monde!
Le porteur passe le ponton, fait quelques marches. Les vagues se cognent en bas, de l'autre côté du mur du quai. De grosses écumes passent par-dessus le mur, tombent aux pieds du porteur, laissant quelques gouttes sur l'imperméable de P. Lefas (un bout de plastic acheté 1000 DongVN sur le bateau). Il pleut un peu, mais le vent est assez fort. La pluie tombe sur mon visage.
Tout s'est bien passé! Le porteur met P. Lefas doucement dans son cyclo. A trois: le porteur, le garçon et moi-même (surtout pour faire bien!) tirons le cyclo jusqu'à la rue. Un taxi nous attend. Je demande le prix au porteur. Le garçon me répond: 20.000DVN. Bien évidemment je discute le prix, je propose 15.000, alors que j'accepterais 100.000 s'il me les avait demandés! Rien à faire, c'est 20.000. Faisant semblant de ne pas trouver de monnaie, je donne au garçon un billet de 50.000, lui disant de rester là pour notre retour.
Le taxi nous amène d'abord à l'endroit qui attire si fort P. Lefas: la statue du Christ sur la montagne dominant la côte, regardant vers le large. On fait des photos, toujours sous la pluie, qui diminue quand même d'intensité. P. Lefas est heureux, moi aussi! A vrai dire tout le monde est heureux: on ne pense pas encore au retour! Le taxi n'est pas bête: il nous annonce qu'il y a ici une autre statue très jolie: une statue de la Vierge! P. Lefas va à Cap St Jacques pour le Christ, il aura en plus la Vierge Marie!
Sur le chemin de retour Eva et moi nous supputons la chance de retrouver le garçon avec ce qui reste d'argent nous appartenant. On examine le problème sous tous les aspects. La conclusion vient vite: le garçon sera là parce qu'il ne peut pas louper le spectacle! A l'embarcadère on retrouve le garçon: il est digne de confiance! On doit attendre le bateau. On prend quelques boissons dans un "bar" (c'est une manière de dire). Je discute avec la patronne pour essayer de faire baisser le prix des consommations sous prétexte qu'on donne un spectacle gratuit à ses clients. Sans succès.
Le bateau arrive, on refait le même chemin en cyclo. Au bout du quai je me dis que le porteur doit faire encore plus attention qu'à l'aller, parce qu'il doit être beaucoup moins stable pour la descente que pour la montée. Mais P. Lefas ne veut plus monter sur le dos du porteur: les vagues sont moins importantes, il veut traverser le ponton sur ses jambes. Ce qu'il fait, soutenu des 2 côtés par le porteur et le garçon, avec moi-même dans son dos tenant un pan de son plastic-imperméable, pour le cas où! Le garçon se montre plus gourmand que je ne croyais: il veut encore quelque chose en plus des 50.000 donnés, alors que son prix était 20.000 à l'aller. Bon, allons-y pour 60.000 au total, d'autant plus que P. Lefas se propose de tout payer: taxi, porteur, en plus de l'apéro et des petits plats au Majestic de Saigon! Par rapport à un prix acceptable de notre part, 100.000 DVN par exemple, pour une telle réussite, nous sommes encore gagnants!
Tout se passe encore bien. Quand nous nous installons sur les sièges confortables du bateau, je me sens comme un petit garçon qui vient de passer le portique … de Disneyland! Malgré le gros temps, malgré sa grosse fatigue la veille, j'ai réussi à amener le prêtre voir sa statue!
Le bateau reprend le chemin du fleuve. Tout le monde se repose. P. Lefas ne me lâche pas encore. Il est enchanté de la visite à la statue du Christ et à celle de la Vierge Marie. Il est en paix. Il me demande qui a eu l'idée de l'amener à Cap St Jacques. Diplomate je réponds que c'est lui-même. Il est heureux de la réponse et l'accepte, alors qu'il ne savait pas que ce moyen de locomotion existe à Saigon: il sait que c'est une réponse de diplomate, mais de diplomate qui dit la vérité, même sous une forme sibylline! Peu importe qui a eu cette idée. C'est P. Lefas qui l'a voulue si fort, comme si tout son voyage en dépendait! A Paris il a évoqué plusieurs fois avec moi la statue du Christ sur la montagne à VungTàu et un film vidéo sur l'inauguration d'une église dédiée à la Vierge Marie, inauguration qui l'a beaucoup...